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(In)communication : les loges de l’innée fable

corbeau renard preljocaj fable

« Pas de communication sans incommunication« . C’est-à-dire sans difficultés à se faire comprendre, ou à partager quelque chose. Tel est le propos du tout nouveau livre de Dominique Wolton, Penser l’incommunication (2024), dans lequel il postule que l’incommunication n’est pas l’obstacle à la communication, mais sa condition même, au sens qu’elle nous oblige à négocier.

Dominique Wolton incommunication

Plus la communication semble s’imposer, plus l’incommunication étend sa toile. Pas de communication sans incommunication, c’est-à-dire sans difficultés à se faire comprendre, à écouter l’autre, ou tout simplement à partager quelque chose. L’incommunication n’est donc pas l’obstacle à la communication, mais sa condition même, au sens où elle oblige à négocier. L’incommunication est au cœur de notre expérience la plus privée comme au cœur de la société et de la politique. Le défi aujourd’hui constitue à revaloriser la communication humaine, directe, par rapport à la communication technique qui envahit nos vies jusqu’au aux espaces les plus intimes. A force de s’abandonner aux performances techniques, l’humanité crée les conditions mêmes de l’acommunication. Cet ouvrage propose les clés théoriques pour sortir d’une telle contradiction. Source : éditions Le Bord de l’Eau

Penser l’incommunication est donc une occasion toute désignée pour questionner le fonctionnement, les limites du langage et par extension, de la communication.

« Hermès interroge ici un paradoxe : alors que les idéologies techniques et biotechnologiques œuvrent pour une réduction de tout écart, de toute marge de manœuvre, et prétendent obérer toute incommunication et alors que l’acommunication se déploie de plus en plus, questionner ces techniques révèle des incommunications fécondes.
Au commencement est l’incommunication ! Communication, incommunication, acommunication : ce triptyque, au cœur des recherches de Dominique Wolton, s’avère d’une grande efficacité pour rendre intelligibles les incompréhensions, les propos émis et pas nécessairement reçus. Tout ce qui circule possède sa signification, souvent en creux.
Ce numéro comprend trois parties. La première démontre en quoi les incommunications sont constitutives de la communication – ou, pour le dire autrement, que toute communication se nourrit d’incommunications. La deuxième revient sur les incommunications dans leurs rapports avec les sciences, les techniques et la société : celles-ci s’inscrivent dans des modèles et bénéficient de l’apport des technologies. Ceci n’indiffère pas la société qui, à son tour, incommunique. Enfin, la dernière partie s’attarde sur les arts et la littérature et tente d’expliciter les liens entre incommunications et pratiques artistiques. Source : Cairn info.


Dans Communication, incommunication et acommunication (2019), Dominique Wolton fait le point sur ces trois termes.

Selon lui, « la communication symbolise la volonté d’échange ; l’incommunication, la découverte de l’altérité avec l’obligation de négocier pour trouver un terrain d’entente. Si la négociation réussit, on cohabite. Si elle échoue, on glisse vers l’acommunication, l’échec, le silence, voire la guerre. C’est cela le défi de la communication : négocier l’incommunication« , parce que Communiquer, c’est négocier (2022).

Négocier, c’est-à-dire tenter de dépasser le quiproquo, l’équivoque, le malentendu, le sous-entendu, le trop entendu, l’ambiguïté, le désaccord, la méprise, la divergence, le différend ou l’imbroglio, qui nous éloigne de nos étrange(r)s semblables.

« Entre ce que je pense, ce que je veux dire, 
ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous avez envie d’entendre, ce que vous entendez, ce que vous comprenez… il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer. Mais essayons quand même… »

Bernard Werber

Dominique Wolton met en garde contre le risque d’acommunication – « a » privatif – qui constitue la radicalisation de l’incommunication, c’est-à-dire l’absence de communication : le silence. « On n’arrive plus à trouver les mots qui peuvent faire des ponts. Il n’y a plus que des murs. (…) il n’y a plus ce désaccord assumé, seulement des rapports de force et le poids de l’altérité. Le refus de l’autre, avec une volonté soit de le dominer soit de le nier », écrit-il.

La communication – et l’incommunication inhérente – impliquent plusieurs protagonistes et donc, points de vue, qui permettent de dialoguer ; c’est là son immense valeur démocratique : permettre d’entendre la diversité des « bruits humains et sociaux ». Wolton rappelle que « la démocratie gère en permanence des incommunications. Et [que] c’est dans ces espaces, dans ces mécompréhensions, dans ces trous de non-rationalité que se jouent la liberté et les rebonds de la démocratie. Quand on arrive à une aridité trop grande, symbolisée par l’acommunication, il n’y a plus rien ».

Sans doute devrions-nous nous souvenir plus souvent que « communication » vient du grec ancien koinós – le commun – et que c’est ce « commun » qui est l’essence-même de la communication. Communiquer, c’est avoir part, participer, entrer en relation avec autrui. C’est aussi l’action de transmettre. Lorsqu’à contrario l’incommunication se définit par l’absence de relation et par l’isolement. Ce qui est incommunicable, c’est ce qui ne peut être transmis, qui n’est pas accessible à la pleine compréhension d’autrui, en raison de son caractère particulier et foncièrement individuel. Communiquer, c’est (essayer de) se comprendre et de vivre ensemble. Et ça ne date pas d’hier !

Depuis l’époque où Homo est devenu sapiens, il a commencé à raconter des histoires et ces formes primitives de narration ont joué un rôle fondamental dans la cohésion sociale et la transmission de connaissances essentielles à sa survie.

Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Henri Bergson établit un lien entre humanité et fabulation. Il avance que « la faculté fabulatrice » est liée à l’intelligence humaine et qu’elle permet de lutter contre l’abattement qui frappe inévitablement l’humain qui, en développant son intellect, en vient à s’inquiéter, notamment de sa finitude. Les récits permettraient d’oublier cette mortelle condition. Il en conclut que la religion – comme ensemble de représentations et de récits –  et la littérature, dérivant toutes deux de cette fonction fabulatrice, pallieraient « chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie ». Un bel euphémisme pour dire que les humains ont besoin d’histoires pour vivre et surtout, pour oublier que vivre c’est déjà mourir un peu.

espèce fabulatrice nancy Huston

« Ils disent, par exemple : Apollon. Ou : la Grande Tortue. Ou : Râ, le dieu Soleil. Ou : Notre Seigneur, dans Son infinie miséricorde. Ils disent toutes sortes de choses, racontent toutes sortes d’histoires, inventent toutes sortes de chimères.
C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle – sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même – nous aurions déjà disparu, comme ont disparu les dinosaures. »

Née à Calgary (Canada), Nancy Huston, qui vit à Paris, a publié de nombreux romans et essais chez Actes Sud et chez Leméac, parmi lesquels Instruments des ténèbres (1996, prix Goncourt des lycéens et prix du livre Inter), L’empreinte de l’ange (1998, grand prix des lectrices de ElleJ et Lignes de faille (2006, prix Femina). Source : éditions Actes Sud.

Ainsi, communiquer, (se) raconter des histoires, est une part constitutive de la condition humaine, qui permet non seulement aux individus de conceptualiser et de donner du sens au monde qui les entoure, mais également de tisser des liens sociaux. L’espèce fabulatrice (2008), le titre du livre de Nancy Huston, illustre également cette disposition.

Cela, malgré le fait ou peut-être justement parce que l’incommunicabilité est également une caractéristique inhérente de cette humaine condition.

Afin de tenter de cerner cette impossibilité à représenter le Réel – c’est-à-dire à le rendre présent à nouveau en transmettre sa perception -, faisons un rapide tour d’horizon de quelques penseurs qui ont théorisé sur le langage et sa défaillance structurelle.

Dans Être et Temps (1927), Martin Heidegger aborde le concept de Dasein – être-là – pour désigner l’existence humaine consciente et engagée dans le monde. Le Dasein est caractérisé par une prise de conscience de sa propre finitude – être-pour-la-mort – et de son être-au-monde. Cette expérience existentielle va souvent au-delà de ce qui peut être pleinement exprimé par le langage. Heidegger avance que l’existence humaine comprend des dimensions qui échappent à une description complète, notamment notre rapport au temps, à la mort, et à l’être. Ces aspects de l’existence, bien qu’expérimentés profondément, restent partiellement indicibles ou ineffables.

Heidegger être temps Dasein

« L’essence de l’homme se détermine à partir de la vérité de l’être, laquelle se déploie en son essence du fait de l’être lui-même. 
Ce que tente de faire le traité intitulé Être et Temps, c’est de partir de la vérité de l’être – et non plus de la vérité de l’étant – pour déterminer l’essence de l’homme en ne la demandant à rien d’autre qu’à sa relation à l’être et pour concevoir en son tréfonds l’essence de l’homme, elle-même désignée comme Da-sein au sens clairement fixé à ce terme. (…) malgré tout, la tentative faite dans cette voie court, contre sa volonté, le danger de n’aboutir qu’à renforcer encore la subjectivité et à empêcher pour ainsi dire elle-même le dépassement du point de non-retour ou plus exactement : la présentation où elle atteindrait ce à quoi elle tend par définition. Toute orientation vers l' »objectivisme » ou le « réalisme » demeure du « subjectivisme » ; la question de l’être prend place ailleurs que dans la relation sujet-objet. »  Martin Heidegger.
Source : éditions Gallimard.

Samuel Beckett explore lui aussi, dans son œuvre, l’incapacité du langage à exprimer pleinement l’expérience humaine, en particulier dans son théâtre de l’absurde : dans En attendant Godot, les personnages sont pris dans des conversations cycliques, mettant en évidence l’incapacité du langage à résoudre leur quête existentielle. Dans leur attente, ils se débattent dans l’inanité de l’existence, cherchant désespérément une prise, ou peut-être un mot auquel s’accrocher. Que ce soit Estragon et Vladimir, qui mettent tout leur saoul à attendre ce sauveur qui n’arrivera jamais, ou les autres personnages beckettiens, ils possèdent tous cette troublante façon d’évoquer notre état de simples mortels : « La fin est dans le commencement et cependant on continue », dit Hamm dans Fin de partie.

en attendant godot Samuel beckett

« (…) Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention.
Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite.
Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple.
Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent.
Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie.
Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins.
Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible.
Je n’y suis plus et je n’y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes ». Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier (1952). Source : Les Éditions de Minuit.

Le paradoxe que révèle encore la présence des textes de Beckett, c’est que dans toute l’absurdité et la vacuité de l’existence qu’il (d)écrit, dans ce refus manifeste qu’il exprime à communiquer sur ses oeuvres, il y a ce qui ressemble à un irrépressible besoin de faire trace, par l’écriture. Et qu’est-ce qu’écrire – et être publié – sinon désirer être lu par un Autre ?

C’est pourquoi, je rejoins Marguerite Duras lorsqu’elle dit qu' »écrire, c’est hurler sans bruit« , ou Jules Renard qui précise qu' »écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu » et enfin, Pascal Quignard, qui confesse que pour lui, écrire « c’était la seule façon de parler en se taisant« .

Dans Le nom sur le bout de la langue (1993), il explore, à son tour, les thèmes de l’indicible et de l’ineffable. Il éclaire ces instants où le langage nous échappe, ces expériences humaines qui ne peuvent être capturées par des mots et qui se situent au-delà de ce qui peut être articulé verbalement. Le titre-même évoque le fait de ne pas parvenir à retrouver un mot. Quignard suggère donc que, malgré la puissance du langage à créer et narrer, il existe toujours une part de l’expérience humaine qui demeure mystérieuse et incommunicable.

Et que serait le désir sans le manque ? Est-ce que ce n’est pas parce que c’est en partie impossible que nous voulons à ce point essayer de nous faire comprendre ?

Histoire d’une promesse faite au diable, en échange d’un immédiat bienfait, et histoire dont l’imprudente qui a promis va s’en délivrer, c’est d’abord un conte, un vrai conte, de ceux que l’on trouve dans les collections de notre enfance. C’est aussi un conte pour adultes, car ce qui est en général à lire entre les mots dans ceux qui lui ont servi de modèle est ici violemment sensible, ou présent, affleure sans cesse à la surface du récit : si l’enjeu de la promesse est l’âme de celle qui doit la tenir, il est aussi son corps. Le texte du conte se place sous le signe de cette double possession, il en redouble l’intensité. Mais le prétexte, à savoir le souvenir que l’héroïne doit absolument garder d’un nom qui va devenir « le nom sur le bout de la langue », ce prétexte élargit le conte médiéval aux dimensions d’une réflexion sur la langue, son défaut. Réflexion qui alimente la dernière partie du livre en un « petit traité » où Pascal Quignard plonge à la fois dans sa biographie et dans notre culture pour analyser ces moments de stupéfaction où nous disparaissons dans le mystère de la langue. Source : éditions P.O.L.

Dans son Tractatus Logico-Philosophicus, Ludwig Wittgenstein va jusqu’à soutenir que « ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence », soulignant l’existence de réalités qui échappent à la description langagière, illustrant là encore les limites du langage face à l’indicible.

S’il est vrai que certaines situations, de l’ordre du sensible, se passent de mots et que d’autres langages les expriment plus aisément – des amoureux qui se tiennent la main et se contemplent dans la profondeur de leurs regards, par exemple -, s’il est vrai que le silence c’est « dort ! », cela ne signifie pas pour autant devoir renoncer à s’exprimer ou de rechercher la façon la plus adéquate de le faire.

tractatus logis philosophicus Ludwig wittgenstein

En 1921, Ludwig Wittgenstein publie son seul livre édité de son vivant, porté par une thèse forte : les problèmes que la philosophie a rencontrés jusqu’ici viennent de notre ignorance de la logique profonde du langage, qui est aussi la logique de la réalité. Langage et réalité sont deux faces d’une même pièce. Pour dissoudre ces problèmes, il faut donc analyser logiquement le langage et affronter le nonsens, afin d’envisager ensuite la dimension mystique de la philosophie. C’est l’entreprise que déroulent les quelque cinq cents propositions de ce traité, qui ne craint pas de recommencer la philosophie à zéro. Source : éditions Flammarion.

Par ailleurs, il y a certainement, dans le véritable effort de communication et de langage, une prise de risque, un inconfort qui réside dans la confrontation à un Autre différent, susceptible de nous altérer. Et il y a dans cette prise de risque, une pulsion de vie – Éros -, que l’on ne retrouve ni dans le repli ou le refus de communication, ni dans le fait de communiquer avec le Même, dans le confort – Thanatos – que procure une pensée homogénéisée et souvent grégaire.

Selon Roland Barthes, qui traite également du dicible et de l’indicible, dans Le plaisir du texte (1973), « le plaisir est dicible » alors que « la jouissance ne l’est pas« . Aussi, en admettant que la jouissance est une « petite-mort » indicible, il pourrait être intéressant de questionner le plaisir du dicible, dans son propos suivant.

« Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ces goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. »

En effet, selon lui, ce que veut le plaisir, c’est « le lieu d’une perte« , « la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au coeur de la jouissance. La culture revient donc comme bord : sous n’importe quelle forme ». Métaphoriquement, « l’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement baille ? », interroge Barthes.

En somme, si c’est ce que nous ne dévoilons pas mais qui est insinué, qui intrigue et génère de l’intérêt chez l’Autre, peut-être pourrions-nous imaginer que l’efficience de la communication ne réside pas non plus nécessairement dans la surabondance d’informations et de mots ? Finalement, est-ce qu’on pourrait maintenir intact le désir de savourer des tartes au citron meringuées, si on en avait à profusion, quotidiennement, dans son réfrigérateur ? Que retiendrez-vous de cet article, dans tout le plaisir que j’ai pu prendre à vous abreuver de ce débordement de mots ? Si vous êtes parvenus jusque-là, vous êtes sans doute déjà repus.

La société consumériste a horreur du vide et nous vend l’illusion que nous remplir dans l’accumulation et la surconsommation d’informations – ou d’objets – fera notre bonheur, lorsque l’infobésité, syndrome FOMO et autres poésies nous alertent sur ses dangers. C’est pourquoi il n’est jamais trop tard pour se demander comment dépasser l’incommunication, sans pour autant se vautrer dans l’overinformation.

plaisir texte Roland Barthes

Que savons-nous du texte ? La théorie, ces derniers temps, a commencé de répondre. Reste une question : que jouissons-nous du texte ?
Cette question, il faut la poser, ne serait-ce que pour une raison tactique : il faut affirmer le plaisir du texte contre les indifférences de la science et le puritanisme de l’analyse idéologique ; il faut affirmer la jouissance du texte contre l’aplatissement de la littérature à son simple agrément. Comment poser cette question ? Il se trouve que le propre de la jouissance, c’est de ne pouvoir être dite. Il a donc fallu s’en remettre à une succession inordonnée de fragments : facettes, touches, bulles, phylactères d’un dessin invisible : simple mise en scène de la question, rejeton hors-science de l’analyse textuelle. Roland Barthes. Source : éditions du Seuil.

Loin du tumulte consumériste, dans l’émission « À voix nue », diffusée ce jour sur France Culture, Angelin Preljocaj prend le temps de revenir – avec Caroline Broué – sur son processus de création et tente de définir son écriture chorégraphique.

Il souligne : « dans le langage parlé, quand vous dites bleu c’est bleu, quand même, pas le même bleu, avec des variations, mais c’est bleu quand même. Mais si j’ouvre le bras et que je plonge en avant, qu’est-ce que c’est pour vous ? C’est encore plus vaste ». Et dans cette « vastitude », il y a une difficulté à épingler des choses, comme le font les mots.

Dans toute la poésie avec laquelle il décrit l’échange avec les danseurs, on ne peut s’empêcher de penser que c’est véritablement l’écart – le grand ! – qui est fécond : « parfois ils enregistrent mal et c’est dans cet enregistrement défaillant qu’est la beauté de la chose ; c’est-à-dire qu’ils participent aussi, d’une certaine manière, en répondant à l’élaboration du projet. »

« (…) Voilà, je suis comme ça, je suis fragile. Sinon, on veut toujours montrer qu’on maîtrise et qu’on mérite d’être là parce qu’on sait élaborer ces choses-là. Mais en fait l’élaboration, elle est comme tout, il faut commencer, il faut balbutier d’abord, il faut chercher, il faut construire et c’est au bout d’un moment que la chose apparaît. Donc c’est cette apparition, aussi, qui est très intéressante pour les danseurs, c’est de voir comment les choses jaillissent, comment elles sont d’abord dans une période de tâtonnement. Et de voir comment ce tâtonnement va enfanter quelque chose d’autre. »

« (…) Je suis spongieux. J’aime absorber quelque chose que je ne suis pas. (…) Il y a une plasticité dans le processus de création qui bouge. »

Cette expérience du faire, de la fragilité des balbutiements au jaillissement qui advient, dans l’interaction avec l’Autre, n’est pas sans rappeler L’élaboration de la pensée par le discours (2016), d’Heinrich von Kleist, qui avance, à contre-courant des conventions, que l’idée vient en parlant. Aussi, pourrait-on dire, dans l’effort-même de communication.

« Si tu veux savoir une certaine chose et que tu ne puisses y parvenir par la méditation, je te conseille, mon cher et judicieux ami, d’en parler avec le premier homme de ta connaissance que tu rencontreras. Il n’est pas nécessaire que ce soit un esprit subtil ; il ne s’agit pas non plus de l’interroger sur ce qui t’occupe : non ! C’est toi qui dois plutôt commencer par lui conter ton affaire. »
Cet essai fulgurant révolutionne l’histoire des idées. Semblable à une lettre adressée à un ami, il échappe à la rigueur usuelle du genre et hisse l’oralité comme condition de la raison. Pour que je puisse formuler clairement ma pensée, il me faut une oreille. Mieux encore : un visage. Quand la relation à autrui nous anime, nous sollicite, nous excite, nous pousse aux improvisations les plus éhontées, sources des idées les meilleures. Que vous bafouilliez, émettiez des sons inarticulés ou oubliiez quelque liaison, peu importe : la clarté peu à peu se fait dans votre esprit et vous encourage à poursuivre. L’interaction oblige à puiser en soi, à faire preuve d’audace, à développer une stratégie prompte à se tirer d’affaire. À la lumière de sa propre expérience, Kleist écrit là une véritable plaidoirie en faveur de l’expression orale et de ses ressorts cachés. Source : éditions Allia.

Imaginons, à présent, la réponse que pourrait faire Angelin Preljocaj à Dominique Wolton lorsque ce dernier écrit que « dans l’incommunication, on peut n’être d’accord sur rien mais on se respecte. Dans l’acommunication, il y a souvent le non-respect de l’autre, et il n’est pas interdit de vouloir le faire disparaître psychiquement, voire physiquement (…) ce qui est commun avec la communication, c’est hélas la question de la haine de l’autre« .

Cette question de la haine – fille de la peur – de l’Autre, rappelle ce passage tellement éclairant, qui restitue un dialogue entre Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, duquel il ressort que l’absence et l’excès de communication comportent un danger.

« [Éribon :] les cultures veulent s’opposer les unes aux autres.
Claude Lévi-Strauss : À la fin de Race et histoire, je soulignais un paradoxe. C’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraîne leur uniformisation progressive […]
Que conclure de tout cela, sinon qu’il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses, ou qu’elles se renouvellent dans la diversité ? Seulement (…) il faut consentir à en payer le prix : à savoir, que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine, nullement – comme on voudrait nous le faire croire – pathologique. Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger. »

Didier ÉRIBON, Claude LÉVI-STRAUSS,  De près et de loin (1988)

Face à la menace de l’acommunication, évoquée par Dominique Wolton, il me semble, toutefois, entrevoir un espoir – ou continuer de nourrir mon utopie – dans les arts et dans les langages qui s’affranchissent de la tyrannie de la langue pour communiquer. Alors, si une partie nous échappera toujours et que cette part d’incommunicabilité qui nous occupe nous est intrinsèque, c’est l’effort investi pour pallier cette distance entre nous et les autres qui fait toute la beauté des langages choisis pour tenter de communiquer et de franchir les limites intrinsèques à notre condition d’individu.

Car, n’oublions pas que l’individu, c’est l’être humain considéré isolément dans la collectivité ou la communauté dont il fait partie. De par sa structure corporelle insulaire, encadrée par les frontières de sa peau, chaque individu a du expérimenter un jour le sentiment de solitude, d’incomplétude, qui vont de paire avec le désir et l’illusion de fusion.

Et n’est-ce pas parce que la vie est imparfaite, à l’image du langage, que l’art existe ? Comme un élan désespéré ou une tentative pleine d’espoir de pallier cette insatisfaction face au Réel.

Alors face aux passions tristes du pouvoir qui perçoit davantage les mots comme des armes plutôt que des vecteurs de (bon) sens, peut-être pourrions-nous faire plus souvent l’éloge de l’ineffable et de son paradoxe, qui nous meut au-delà de nous-même, à la recherche du langage qui nous permettra d’atteindre une autre île, pour rompre notre isolement. D’autant plus dans un contexte où l’injonction tacite est de communiquer dans la surabondance du dire pour dire et de remplir le vide avec du creux.

Vive l’écart, la brèche, la défaillance, la syncope, le métaplasme, la fragilité, l’imperfection, les efforts et les échecs de communication, qui attestent que nous sommes bien humains.

Pour reprendre les mots très connus de Beckett, dans Cap au pire (1982), où il frôle l’éloge de l’échec :

« Ever Tried. Ever Failed. No Matter. Try again. Fail again. Fail better. »1

  1. « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. »  ↩︎