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Des goûts et des couleurs…


Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857)

« De gustibus et coloribus non est disputandum », non, ce n’est pas une formule d’Harry Potter, c’est une locution latine qui dit que « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Sans doute parce qu’entre celles et ceux qui aiment la couleur caca d’oie – moi  – et celles et ceux qui aiment les endives cuites  – bof  –, il y a des guerres qui ont dû commencer comme ça.

Comme j’adore parler pour ne rien dire  – oui, je sais, j’aurais dû bosser sur CNews avec Hanouna – eh bien, j’ai quand même décidé de questionner un petit peu le sujet.

En fait, commençons par les couleurs. C’est un sujet passionnant, parce qu’aussitôt qu’on le convoque, on pense à pléthore de références, de titres et d’expressions, dans la pop culture, la littérature, etc., qui sont connus comme le loup blanc et qui provoquent des réminiscences immédiates.

Orange Mécanique, Le Grand Bleu, Le Petit Chaperon rougeLe Rouge et le Noir, La Servante ÉcarlateCroc-Blanc, Black Panther, Black Swan, Black Mirror, Men In Black, La panthère rose, Pink Floyd, Purple Rain, Yellow Submarine, Moulin Rouge, Blanche Neige, Le Dahlia noir, Le Château blancLes pieds bleus, etc.

Les couleurs sont partout. Elles peuplent notre imaginaire et construisent nos représentations.

C’est pourquoi, comme les représentations, la sémiologie et les mots c’est mon dada, eh bien, chez Graphéine, ils se sont dit qu’ils allaient encore me laisser carte blanche pour annoncer la couleur et donner le ton, pour leur soirée « Des goûts et des couleurs« , parce que j’avais déjà montré patte blanche lors de leurs derniers événements. C’est comme ça qu’il y a 2 mois, ils m’ont dit « allez, viens jouer avec nous, tu vas voir, ce sera bien ». Comme ça, de but en blanc. C’est vrai qu’ils sont téméraires quand même. Bon, ils se doutaient un peu que je n’allais pas faire chou blanc. C’était une histoire cousue de fil blanc. Ce n’est pas dit, cependant, qu’ils ne changent pas de couleur et j’en connais même un qui aurait pu devenir blanc comme un linge si j’avais dépassé le temps imparti. En plus, si j’avais pris un carton rouge, j’aurais été tellement contrariée que j’en aurais passé une nuit blanche.

Allez, je me lance – voici, le texte de mon intervention sur les mots des couleurs, que vous pourrez retrouver sur Youtube.

« C’était un petit cheval blanc »… Ouais, bon, ok, je vous épargne. Donc, c’était juste un petit cheval blanc – non, pas Jolly Jumper – qui se rendait à une soirée blanche, pour blanchir l’argent de son commerce de poudre blanche avec une arme blanche et un revolver chargé à blanc, pendant qu’une blanche colombe agitant un drapeau-blanc fuyait la Maison Blanche, parce qu’un vieux blanc-bec blond en blouse blanche lui courait après pour lui blanchir les dents.

Tous ces tyrans, ces gros bonnets, avec eux, c’est toujours bonnet-blanc et blanc-bonnet : à présent qu’on a mangé notre pain blanc et notre blanc de poulet sans vin blanc, il ne nous reste plus qu’à signer un blanc-seing et contracter un mariage blanc pour avoir une carte verte.

Chez moi, en Corse, on fait des marches blanches quand on flingue des lanceurs d’alerte, des femmes victimes de violences conjugales ou encore une jeune fille innocente par erreur. Et là, oups, je viens de créer un blanc.

Bref, ce n’est pas la page blanche qui nous guette.

Enfin la vie est haute en couleurs, la plupart du temps : un jour, on voit la vie en rose, le lendemain c’est octobre rose, un jour on se demande si à Orange la terre est bleue comme une orange et le lendemain, on se fait envoyer sur les roses par celui qui nous en offrait des rose-bonbon. Oui, je sais tout ce qui porte le nom d’une couleur n’en est pas forcément une. Bref, de toute façon, voilà qu’on est marron et qu’on broie du noir devant un film à l’eau de rose. Allez savoir…

Tiens, parlons-en du noir. L’ outrenoir Soulages ? Je me demande bien ce que Renoir en aurait pensé. Même si c’était plutôt Van Gogh, à vrai dire, qui avait des idées noires à s’en couper l’oreille au rasoir pour ne plus les entendre. Curieusement, être noir de monde comme dans les magasins pour le Black Friday, ça ne rend pas les gens tristes : ça veut juste dire être serré comme des sardines pour acheter des trucs dont on n’a pas besoin. Enfin, moi ça m’angoisse.

Travailler au noir et vendre la petite robe noire de Chanel au marché noir en se faisant payer au black, c’est interdit. Oui, quand c’est interdit, c’est rouge. Et entre black et noir, vous connaissez la nuance, vous ? Eh bien, c’est qu’en anglais on a l’impression que l’assignation raciale s’estompe. Mais non. C’est pareil.

N’oublions pas qu’il ne faisait pas bon être Black ou Noir, même avec une majuscule, au temps de l’Apartheid et autres temps sombres de l’histoire qui avaient oublié d’allumer les Lumières. Et l’obscurité n’est pas si lointaine quand on pense au traitement que l’on réserve encore parfois aux personnes de couleursAll Blacks ! Ah non, ça c’est un autre truc.

Est-ce que vous pensez que je fais de l’humour noir, parce qu’il n’y a plus d’espoir ? Vous avez 4h pour sortir du trou noir et jeter la boîte noire dans la mer noire, en profitant de la nuit noire.

Je vais finir par me faire blacklister ou blackbouler à force de dire des bêtises… Y-a-t-il des ceintures noires de karaté parmi l’auditoire ? Je sais que je peux avoir un regard noir même s’il est pers – oui, pair P-A-I-R aussi, mais pers P-E-R-S, c’est une couleur – quoiqu’il en soit, je n’ai pas envie d’avoir un œil au beurre noir, alors restez tranquilles. Enfin voilà, on est jeudi. Ça y est les idées noires reviennent en pensant à l’autre dingue Outre-Atlantique, parce que je me dis qu’on aura peut-être bientôt encore un Jeudi noir comme celui du 24 octobre 1929. Et « Kraaaaach » la bourse de Wall Street.

Et là, c’est le début de la nouvelle Grande Dépression : « Tu peux préparer l’café noir / Tes nuits blanches et même ton mouchoir ». En parlant de mouchoir, dans certaines cultures comme la mienne – toujours en Corse – le noir, c’est la couleur du deuil. Alors, si les veuves noires sont très élégantes, elles n’en sont pas moins un pléonasme et parfois même, des araignées.

Ouais. Vous avez déjà vu un chat noir vert de jalousie, vous ? Moi non plus.

Mais un jour, j’ai vu de petits hommes verts donner le feu vert à une souris verte qui courait dans l’herbe après en avoir aperçu un. Décidément, on en entend vraiment des vertes et des pas mûres, ce soir. C’est comme les expressions « croissance verte » ou « tourisme vert », on pourrait s’en servir d’exemples pour apprendre les oxymores aux enfants. Si si.

Pendant que je dresse cet « Inventaire » à la Prévert, à l’approche du week-end et de l’apéro, certains vont commencer à confondre « se mettre au vert » V-E-R-T et « se mettre au verre » V-E-R-R-E de fée verte, au risque d’avoir un pivert qui leur martèle le crâne au petit matin. 

Allez, plus sérieusement, selon Michel Pastoureau, au Moyen Âge, le vert, c’était la couleur des menteurs, des tricheurs et des sorcières. Aujourd’hui, Les Écologistes-Les Verts continuent de porter haut la couleur de l’espoir, certainement en se disant qu’il vaut mieux avoir la main verte un jour d’orage que d’être vert de rage demain et voir rouge ou encore être rouge de colère.

Rouge vermillon c’est en hommage aux daltoniens, au fait ? Tiens, vous avez déjà essayé de lire à toute allure le mot « vert » écrit en rouge ? C’est comme quand tu te trouves devant un dessert vert : tu penses « pistache » – non t’as pas d’tache – et si c’est pas goût pistache, ton cerveau fond comme les processeurs de ChatGPT quand les gens promptent pour générer des images à la façon du Studio Ghibli ou des figurines sous blister en mode « starter pack » de Mattel.

J’en perds mon nez rouge à force de vouloir garder le fil rouge à tout prix. Bref, tenez bon.

Vin rouge sur tapis rouge, rien ne bouge mais voilà qu’il incendie nos joues et nous fait rougir de honte. Quand même, disons-le, le rouge c’est une couleur qui est un peu paumée : entre l’amour, le désir, le danger, l’interdiction, le stop du feu rouge, l’alerte rouge lancée à travers le téléphone rouge, il y a de quoi se mettre sur liste rouge.

Être dans le rouge, en revanche, c’est différent, c’est lorsqu’il n’y a pas assez de billets verts sur votre compte courant qui fuit les banquiers. À Lyon, on peut trouver la Croix-Rouge, mais à la Croix-Rousse, il y a seulement la Croix-Blanche, des rouges-gorges et des fourmis rouges avec une mémoire de poissons rouge.

Puis, il y a les roses rouges aussi. D’ailleurs, quand on y pense, c’est assez perturbant qu’on nomme rose un truc qui peut être rouge. Il faudrait les faire passer aux ultra-violets ou aux infra-rouges pour vérifier, quand même. Le mercure dans les thermomètres qui pourront afficher 4° supplémentaires vers 2100 aussi est rouge. Jonas et Jonathan, vous avez déjà eu la rougeole, vous ? Et la jaunisse ?

La fièvre jaune ? Pris un carton jaune au Nain jaune ? Vu le maillot jaunejaune canari dépasser un taxi jaune, parce que le vélo c’est plus vert et vertueux ? Vous avez envie de rire jaune, là, hein ? C’est vrai, jaune, c’est presque malaisant parce que ce n’est pas seulement la couleur de la joie et du soleil, c’est aussi celle de la traîtrise des « jaunes » qui ne font pas grève et se retrouvent regardés d’un œil noir par les gilets jaunes. Puis, il y a aussi le « jaune cocu » de celui qui regarde l’autre dans le blanc des yeux en battant un jaune d’œuf et qui lui dit sans savoir, « allez, allons nous en jeter un petit jaune ! ».

Est-ce qu’on peut être un cordon bleu et ne pas aimer manger sa viande bleue ou le bleu Klein ? lui dit-elle. Et voilà la fleur bleue qui revêt son bleu de travail en ayant une peur bleue qu’elle lui parle encore des misères de la planète bleue qui brûle, qui brûle. Parbleu. Les cols bleus, les casques bleus, les réseaux sociaux, les banques, les assurances… Allez les Bleus ! C’est une couleur qui inspire confiance, mais c’était sans compter le salaud de Barbe Bleue qui lui entassait des femmes dans sa cave. Puis, être un bleu ou avoir un bleu c’est quand même pas très positif, hein. Comme quoi, une couleur peut être noble et avoir le sang bleu un jour et devenir très très maladroite le lendemain.

Cependant, disons-le, un monde sans couleur serait bien triste, Sacrebleu ! D’ailleurs, des études démontrent que le monde des petits objets du quotidien s’est décoloré depuis le XIXe siècle, passant d’une grande variété de couleurs vives à une domination du gris, du noir et du blanc aujourd’hui, sous l’effet de la mondialisation et d’une recherche de sobriété vertueuse qui s’oppose aux excès des 30 Glorieuses. C’est un « 28minutes » d’Arte qui dit ça.

Et comme les goûts et les couleurs ça ne se discute toujours pas, transgressons encore un peu pour parler des goûts. Non pas « dégout ». Le dégout des couleurs, c’est un signifiant. Non, pas « insignifiant » : ça signifie un truc, mais là on n’a pas le temps. Bon.

Kant  – Emmanuel, de son prénom  –  écrivait dans son Critique de la raison pure (1781) que le beau plaît « universellement sans concept », mais notons tout de même qu’au XVIIIe siècle, les Crocs roses fluo n’existaient pas encore.

Enfin, ma grand-mère, Baptistine, elle, disait « est beau qui plait ». Une autre façon de dire que les goûts et les couleurs ne se discutent pas, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut.

Pourtant, si cela semble évident que chacun est libre, il est peut-être temps de rappeler que même si l’adage scande que les goûts et les couleurs ne se discutent pas, ils sont, en réalité, produits, codés, mythifiés par la société. Alors, comme dirait sans doute Roland Barthes non seulement ça se discute, mais ça s’analyse, ça se démonte et ça finit en slides sur ta bourgeoise intérieure, parce que quand tu choisis une couleur, c’est pas toi qui choisis, c’est ton époque, ta classe sociale et peut-être même ton algorithme Spotify.

Pierre Bourdieu avançait lui aussi que nos goûts ne sont pas véritablement les nôtres. C’est notre capital culturel qui parle. Ton goût n’est pas l’expression de ta « vraie nature » mais l’expression de ta place dans la société : aimer ne serait donc pas être libre mais plutôt appartenir. L’authenticité et la singularité sont toujours les produits de la société de laquelle on vient ou des échanges qui nous construisent : tu aimes le jazz ? C’est parce que tu es sans doute né dans une maison où il y avait une bibliothèque plus grande que la cuisine.

Comme l’a très bien documenté Ryoko Sekiguchi, au Japon, le fade est une saveur très appréciée alors qu’en France, être fade est connoté péjorativement, au sens propre comme au figuré.

D’ailleurs, Sigmund Freud, lui, dirait sûrement que si tu manges salé, c’est parce que ta mère ne t’a pas allaité assez longtemps. Et si tu manges sucré, c’est parce qu’elle t’a allaité trop longtemps. Bref, au final, c’est toujours de la faute de ta mère. En somme, nos goûts seraient des souvenirs refoulés qui reviennent déguisés en préférences. Tu aimes la pizza quatre fromages ? C’est maman. Tu aimes les nems ? C’est maman. Tu aimes les cornichons ? Euuuh. 

Les très très réfractaires qui refusent de discuter des goûts et des couleurs, tu leur sers une mousse au chocolat verte et aussitôt, les voilà qui demandent un avocat.

C’est vrai que si on te sert une mousse au chocolat jaune fluo, tu ne peux pas savoir avec certitude si tu dois la goûter ou repeindre ton salon.

En tout cas, merci à Graphéine, Jean-Baptiste Joatton, Anaïs Silvestro et Mathieu Hébert pour ce bel événement haut en couleur, parce que c’était bien la première fois que j’étais heureuse qu’on nous en fasse voir de toutes les couleurs.


Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Arthur Rimbaud, Poésies complètes (1895)

© Photos : Emmanuelle VALLI