altersection

Dynamique des foules

doudou

Lorsqu’une personne intègre un groupe, une communauté ou appartient à une famille, elle tend à adopter les normes établies, souvent inconsciemment, en raison du besoin d’appartenance, de la peur de l’exclusion ou du désir de conformité.

Le caractère grégaire qui désigne la tendance des individus à suivre instinctivement le groupe est un mécanisme ancré dans la nature humaine. S’il peut encourager la coopération et l’unité dans des contextes variés comme le travail en équipe, le soutien communautaire ou les mouvements sociaux, il peut également engendrer l’uniformité et l’homogénéisation de la pensée, dans laquelle les individus évitent de critiquer les décisions collectives afin de maintenir l’harmonie et par extension, des comportements irrationnels.

L’illustration la plus probante est celle qui figure dans le Pantragruel (1532) de Rabelais.

Panurge, irrité par le marchand Dindenault, décide d’acheter un mouton de son troupeau. Une fois le mouton acquis, il le jette à la mer. Par instinct grégaire, tous les autres moutons le suivent et se précipitent dans l’eau, entraînant le marchand à sa perte.
(Illustration non contractuelle)

Le pendant positif de ce caractère grégaire est la liesse populaire qui se traduit par un enthousiasme collectif intense et peut se manifester lors de rassemblements politiques, religieux, d’événements sportifs ou de concerts. Cette explosion de joie collective et d’euphorie partagée génère un fort sentiment d’appartenance et renforce, de fait, les liens sociaux.

Pourtant, elle possède – à mes yeux – quelques chose d’aussi réconfortant qu’effrayant ; même sans évoquer les hystéries collectives, les mouvements de panique ou les débordements violents, qui peuvent découler de tout mouvement de masse, où chaque individu se transforme alors en loup pour ses congénères s’il doit sauver sa peau. Et alors là, bye bye la « foule sentimentale« .

Si mon propos semble parfois assez éloigné de celui d’un Bisounours, revenons un instant sur des penseurs moins sarcastiques.

Dans son ouvrage Psychologie des foules (1895), qui ne date pas d’hier, Gustave Le Bon analysait déjà les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans les foules. Selon lui, l’individu intégré dans une foule perd sa personnalité consciente et devient soumis à l’influence collective. La foule serait dominée par les émotions, l’irrationnel et les instincts primaires. L’auteur souligne également le rôle des leaders, capables de manipuler les masses grâce à des discours simples et suggestifs.

Pourquoi une manifestation, pourtant encadrée, bascule-t-elle dans la violence ? Comment expliquer qu’un individu change de comportement dans une foule ? Qu’advient-il de notre libre arbitre lorsque nous nous rassemblons en nombre ? Qu’est-ce qu’un leader charismatique et comment s’y prend-on pour convertir une foule à ses idées ? Comment sommes-nous passés de la dictature du souverain à celle de l’opinion publique ? Avec ce livre de 1895 promis à un succès mondial, Gustave Le Bon (1841-1931) dissèque l’âme des foules, cette logique grégaire qui fait sauter les digues individuelles et emporte tout sur son passage dès lors qu’une masse se constitue. Un classique à l’origine de la psychologie sociale.

Source : Éditions Payot-Rivages.

Les grandes manifestations de l’Histoire nous ont déjà offert pléthore d’exemples révélateurs sur quelques conséquences – aussi bien positives que dramatiques – des comportements grégaires : la Révolution française de 1789 – avec la prise de la Bastille et les rassemblements à Paris – qui a déclenché des changements politiques majeurs. La montée du nazisme en Allemagne, dans les années 1930, qui illustre tragiquement l’adhésion massive à une idéologie, amplifiée par la propagande et la manipulation des émotions collectives. Plus récemment, le Printemps arabe (2010-2012) a également illustré comment des soulèvements populaires coordonnés via les réseaux sociaux ont pu transformer le paysage politique de plusieurs pays du Moyen-Orient. Aux États-Unis, les mouvements pour les droits civiques des années 1960, comme la Marche sur Washington, ont montré la puissance d’une mobilisation pacifique pour la justice sociale. Enfin, les festivités sportives contemporaines, telles que les célébrations après une victoire en Coupe du Monde ou, tout près de nous, les JO de Paris 2024, génèrent une liesse populaire capable d’unir des millions de personnes à travers le monde.

Ce qui est tout à fait passionnant, c’est de tenter de comprendre pourquoi les individus, une fois intégrés dans une foule, agissent parfois de manière irrationnelle et abandonnent leurs comportements habituels. C’est ce qu’a tenté d’élucider Freud, inspiré par les travaux de Gustave Le Bon, dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921).

« La névrose rend asocial. Elle exerce sur la foule une action désagrégeante, exactement comme l’état amoureux. » (Sigmund Freud)

Pourquoi  »individu change-t-il dès qu’il entre dans un groupe ? Qu’est-ce qu’un leader et comment la foule se laisse-t-elle diriger ? Publié en 1921, ce texte fondamental, qui scelle la rencontre de la psychanalyse et de la psychologie sociale, est à l’origine, avec Au-delà du principe de plaisir (1920) et Le moi et le ça (1923), d’une manière radicalement nouvelle de penser le fonctionnement du psychisme humain. Les principaux thèmes en sont le narcissisme et l’identification, la pulsion grégaire et l’hypnose, l’idéalisation et l’état amoureux.

Source : Éditions Payot-Rivages.

Tout cela n’est pas sans lien avec l’ouvrage d’Eugène Enriquez – De la horde à l’État (1983) – dans lequel il explore l’évolution des dynamiques collectives et leur structuration au sein des sociétés humaines. Il analyse le passage de la « horde » – entité sociale primaire et désorganisée – à l’État – institution structurée et régulatrice. L’auteur tente d’éclairer comment les émotions collectives, initialement chaotiques et impulsives, sont progressivement canalisées par des systèmes d’autorité et des institutions. Cette transformation permet à la fois la stabilité sociale et la création d’œuvres collectives, tout en soulignant le potentiel destructeur des foules lorsqu’elles échappent à ces cadres régulateurs.

Œuvre d’un sociologue, cet ouvrage, foisonnant d’idées, élabore, en prenant appui sur les textes sociologiques de Freud, une analyse des formes du pouvoir dans les sociétés modernes.
Car on trouve dans la pensée psychanalytique de quoi comprendre le paradoxe de la servitude volontaire : pourquoi les hommes qui se veulent libres et désirent être heureux s’en remettent-ils à des tyrans, chefs ou États, au point que la démocratie apparaît comme une idée toujours neuve ?
Comprendre le lien social, c’est saisir la part que prennent la domination, les conflits, la violence sourde ou visible. C’est envisager les rapports entre sexes, entre générations, avec ces nouveaux emblèmes du sacré que sont le travail et l’argent, c’est mettre en relation les mécanismes du pouvoir avec ceux de la paranoïa et de la perversion. Les sociétés contemporaines, où paraissent prédominer l’économie et la rationalité, sont en fait traversées par Éros et Thanatos.
Les grandes notions freudiennes ne sauraient donc être circonscrites dans les limites de la psyché individuelle : pulsions, fantasmes, projections ne cessent d’agir dans le champ social.

Source : Éditions Gallimard.

D’aucun trouvent des explications satisfaisantes dans la théorie freudienne des pulsions : Éros, pulsion de vie – où tout risque de plaisir implique un risque de déplaisir et l’angoisse inhérente à cette incertitude – vs Thanatos, pulsion mortifère – où l’on se dit qu’il vaut mieux choisir le confort de son canapé, bien maitrisé et sans surprise – ni bonne, ni mauvaise – plutôt que de s’exposer à l’inconnu et ses dangers.

Cette tendance résulte d’un principe d’homéostasie, dans lequel l’appareil psychique tend naturellement à rechercher un état de réduction maximale des tensions internes dans une sorte de quiétude absolue – comme dans le ventre maternel : pas de besoin, pas de désir. C’est le principe de Nirvana qui désigne un état d’absence totale de souffrance et de désirs.

Ce besoin fondamentalement humain de stabilité trouve sans doute un écho dans la recherche d’appartenance à un groupe social car le groupe offre un cadre structurant à travers ses normes, ses codes et ses rituels. Il réduit l’incertitude et apaise les angoisses en proposant un système stable et prévisible. L’individu qui y est intégré n’a plus à gérer seul les interrogations existentielles qui le taraude ou les choix complexes qui l’engagent. Cette absorption dans un ensemble social renforce son sentiment de sécurité et d’appartenance, en soulageant la tension inhérente à toute liberté individuelle et à la nécessité de faire face à l’imprévisible en tant que Sujet.

Aussi, je postule que l’adhésion à un groupe, quelqu’en soit le motif ou le prétexte, qu’il fonde la paix sociale sur un bouc émissaire – que l’on envoie paître avec tous les maux de la communauté dans le désert – ou sur un leader (même pas forcément) charismatique, l’objectif reste le même : y trouver un kit de prêt à penser contre les angoisses existentielles.

L’identification est un processus psychologique par lequel l’individu intègre des traits, des valeurs ou des normes issus de son environnement social, contribuant ainsi à la formation de son identité. Ce mécanisme repose sur la recherche de similitude, d’où son lien étymologique avec le terme « identique« , qui implique une correspondance perçue entre Soi et l’Autre. Cependant, lorsque cette quête d’identité se rigidifie dans des dynamiques identitaristes, elle dépasse le besoin de reconnaissance personnelle pour devenir une affirmation collective exclusive. Dans le groupe, le sujet – Je – n’existe pas et doit s’effacer au bénéfice du Nous, qui s’oppose de fait aux Autres pour se différencier.

En ce sens, si l’adhésion au groupe – quel que soit son objet – peut être perçue comme une tentative inconsciente de se rapprocher d’un état idéal de calme et d’harmonie, l’illusion qu’elle fait miroiter exige une contrepartie. Cette stabilité apparente, avec ses repères immuables, qui fonctionne telle une promesse de réduction des conflits internes et de protection contre les turbulences du monde extérieur, ne protège-t-elle pas surtout de la liberté inconfortable d’être soi-même ?

Par ailleurs, dans Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricœur explore la question de l’identité en distinguant deux formes principales : l’ipséité, qui renvoie à l’identité personnelle en tant que capacité à se promettre, à agir et à évoluer, et la mêmeté, qui désigne l’identité stable et permanente associée aux caractéristiques immuables.

Selon Ricœur, l’individu se construit à travers une identité narrative : il se définit par les récits qu’il fait de lui-même, intégrant à la fois son passé et ses projets futurs.

L’Autre différent joue un rôle central dans cette dynamique, en tant que miroir et interlocuteur nécessaire à la compréhension de soi. La relation à autrui dépasse ainsi le simple rapport extérieur pour devenir un élément constitutif du « soi », engageant également une responsabilité éthique basée sur la reconnaissance mutuelle.

Ainsi, l’identité n’est jamais figée, mais se construit continuellement dans le temps, à travers des interactions, des récits et des engagements moraux.

En outre, afin de corroborer cette hypothèse du groupe comme cocon sécurisant, il paraît qu’il y a une recrudescence d’achats de doudous chez les adultes – c’est Libération qui le dit – et aussi de mariages – qui vendent du « plus jamais seul, pour toute la vie », d’après l’INSEE. CQFD.

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1952), de Stig Dagerman, est l’un des textes les plus puissants et bouleversants qui m’ait été donné de lire. Il s’agit d’une réflexion saisissante sur la condition humaine, marquée par le désespoir, la quête de sens et la recherche d’une consolation face à l’absurdité de l’existence.

Stieg Dagerman expose ici un constat existentiel brutal : l’homme est confronté à un profond besoin de consolation, un besoin qui dépasse les simples réponses religieuses, sociales ou affectives. Il ne s’agit pas d’une consolation superficielle, mais d’un apaisement ultime face à la souffrance, à la solitude et à l’angoisse de la mort.

L’auteur rejette les solutions préconstruites, qu’elles viennent de la société, de la foi ou des relations humaines, qu’il perçoit comme incomplètes ou illusoires.

À travers une prose poétique et introspective, Dagerman explore des thèmes universels comme l’isolement, le libre arbitre et la fragilité de l’existence. Il souligne que la véritable consolation réside peut-être dans l’acceptation lucide de l’absurde et dans l’engagement personnel envers la vie, malgré son caractère fondamentalement insaisissable. Cette quête sans fin de sens et de réconfort rend son texte profondément humain et universel.

Là encore, cet écrit soulève l’immense difficulté qu’éprouvent certains humains face à l’absurdité de l’existence, chacun cherchant les remèdes les plus aptes à l’apaiser.

C’est pourquoi il serait sans doute intéressant d’interroger cette complexité des dynamiques collectives et des comportements panurgiques, au regard de ce besoin insatiable de consolation. À moins que la réponse ne soit désormais que trop évidente.