Ceci est une retranscription synthétique de l’audition du Pr Raphaël Gaillard, chef du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne, auteur de L’homme augmenté (2024). Cet ouvrage étudie l’hybridation cerveau-machine, avec l’IA mais pas seulement.
Au-delà des éclairage précieux et de la limpidité du propos, cette intervention rappelle combien – alerte spoiler – la lecture est la réponse à de nombreux problèmes, presque autant que le sont le vinaigre blanc et le bicarbonate de soude.

Raphaël Gaillard dirige le pôle universitaire de psychiatrie de l’hôpital Saint Anne. Il a fait un double cursus de médecin, de normalien et a étudié les neurosciences cognitives et computationnelles. Il s’est intéressé de longue date à la façon dont on peut utiliser l’informatique afin de mieux comprendre le cerveau et comment, en comprenant mieux le cerveau, on peut améliorer les outils informatiques.

Il fait la démonstration que sur une requête très simple (cf. visuel ci-contre), l’IA peu diverger, non pas de façon aberrante mais de façon signifiante – ici, le rêve de l’injection faite à Irma -, c’est-à-dire en lien avec ce que des associations d’idées ont de probant dans la propre structure de ces neurones artificiels. Il faut s’attendre, selon le Pr Gaillard, a une psychopathologie de l’IA.

Il rapporte également une étude très sérieuse, menée sur des étudiants d’Harvard, qui a démontré que le seul fait de savoir qu’un fichier de sauvegarde des données existe, fait que les capacités mnésiques d’un sujet se dégradent : le cerveau enclenche la dégradation de la mémoire sur l’information concernée. L’effet Google (cf. visuel ci-contre) réside dans le fait qu’à partir du moment où l’on peut se reposer sur un outil informatique qui contient l’information, on perd la mémoire.

Le Pr Gaillard rapproche l’effet Google du mythe de Theuth le scribe, dans le Phèdre de Platon, qui invente – entre autre – l’écriture : selon lui, chaque homme sera augmenté par la mémoire de tous les autres, par le seul fait de l’écriture. Cependant, le roi Thamous à qui il adresse cette théorie, entrevoit – bien avant que l’effet Google soit conceptualisé ! -que l’écriture produit le même effet.

Ceci amène le Pr Gaillard a émettre l’hypothèse que ce que nous vivons aujourd’hui n’est que le dernier avatar ou la répétition d’une série d’hybridations que l’humanité a connues, dont la plus grande est celle qui nous a fait sortir de la préhistoire et entrer dans l’histoire : celle de l’avènement de l’écriture. Parce qu’écrire, c’est déjà externaliser, déposer en dehors de soi. Le livre est un disque dur externe et lire représente un processus de réappropriation, de réincorporation, donc d’hybridation. Ainsi, le processus technologique reproduit l’autre grande hybridation de l’écriture et de la lecture.

Le Pr Gaillard cite l’écrivain Daniel Pennac qui parlait de « maladies textuellement transmissibles » par la lecture, afin d’illustrer que s’il n’est pas anodin de lire, cette aventure, dans l’ensemble, a été une réussite. Comment ne pas être d’accord ?
Ainsi, sa proposition consiste à dire que puisque l’hybridation technologique reproduit à certains égards notre grande hybridation, celle de la lecture et de l’écriture, alors il faut s’en inspirer.

En outre, il se trouve que, toujours selon lui, le triomphe de l’IA vient de la lecture car « qu’est-ce que ChatGPT ? », se demande-t-il. C’est un réseau de neurones formels qui a été construit en copiant notre cerveau. Cela aurait d’ailleurs peu changé, depuis les modèles connexionistes des années 50. Par la suite, nous avons connu les hivers de l’IA parce que nous n’avions pas la puissance de calcul. Puis, tout a changé lorsque nous avons acquis cette puissance de calcul, ces 20 dernières années.
Cependant, une fois que l’on a imité le cerveau, encore faut-il savoir comment l’éduquer.
ChatGPT est devenu intelligent en lisant. Dans les années 2020, l’intelligence aurait pu venir de l’image, mais ce n’est pas le cas : l’IA est devenue intelligente en lisant des millions de pages et, de fait, lire des millions de pages produit de l’intelligence. Voilà la réalité de ce que fait la lecture à un cerveau. L’intelligence de ChatGPT, selon le Pr Gaillard, c’est la démonstration in silico des effets de la lecture sur un cerveau.

Le précédent propos concernait l’évolution à l’échelle phylogénétique, mais à l’échelle ontogénétique, il pense que la meilleure préparation à l’hybridation technologique, c’est de faire les choses dans le temps et de ne pas se précipiter.
Pour les enfants, il y a selon lui un enjeu très crucial à réussir cette hybridation, comme l’a été celle de la lecture, avec toute les étapes qu’impose la lecture, c’est-à-dire un rapport physique aux mots, le souffle de la lecture, ce que permet la lecture du rapport à l’autre – l’empathie – et l’idée que l’enjeu n’est pas la culture ou alors telle qu’elle est définie par Édouard Herriot, c’est-à-dire « ce qui reste dans l’esprit quand on a tout oublié« .
Pour le Pr Gaillard, que ce soit ChatGPT ou le cerveau d’un enfant, ce qui compte c’est qu’il ait été traversé par des millions de pages, non pas pour qu’il puisse faire des citations mais parce que c’est ce qui génère sa conformation aux neurones, artificiels ou biologiques, qui peuvent ensuite penser.
Selon lui, la seule façon que nous ayons de limiter la casse de cette hybridation technologique, c’est cette préparation, c’est de revivre notre grande hybridation.
D’après le Pr Gaillard, à ce jour, structurellement, la puissance de notre cerveau se paie de sa fragilité et il ne voit pas comment l’augmentation de cette puissance n’augmenterait pas ce prix, en parallèle, qui serait en quelque sorte notre « chute du paradis« .
Lorsqu’il cherche à promouvoir la lecture il cherche aussi à promouvoir un autre rapport à l’information – cf. supra : le rapport physique aux mots, le souffle de la lecture – c’est-à-dire de la temporalité de ce rapport aux choses qui n’est pas celui de la suspension immédiate de l’attention mais d’une certaine endurance dans le rapport à l’information – vs l’infobésité. La capacité entretenue par la lecture s’oppose à la fragmentation de notre attention et aux effets secondaires.
Cette brillante exploration de Raphaël Gaillard nous rappelle – s’il était besoin – que la lecture, bien plus qu’un simple transfert d’informations, est ce processus merveilleux par lequel l’intelligence se forge, tant chez l’homme que chez la machine. Alors, embrassons immédiatement l’endurance intellectuelle et le temps long, en plongeant tête la première dans un livre absorbant !
Ressources complémentaires :
Raphaël Gaillard : « La révolution de l’homme augmenté est déjà en marche »
Raphaël Gaillard : « L’implant Neuralink d’Elon Musk va bouleverser notre rapport au monde »