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Repenser le beau contre nature

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Nos représentations actuelles du beau et du laid dans la nature sont le fruit d’une longue construction historique et culturelle. Pourtant, face aux défis écologiques actuels, il devient urgent de redéfinir ces catégories esthétiques.

Dès la Renaissance, les jardins européens ont incarné une volonté de maîtrise totale de la nature, symbolisée par les parcs à la française. Ces espaces ordonnés reflétaient un idéal de contrôle et d’harmonie, là où la forêt regorge d’histoires à faire frémir les plus téméraires, au son des loups-garous qui hurlent à la pleine lune. Une haie taillée apparait comme un signe de raffinement, lorsque des « herbes folles » – dont l’adjectif est évocateur en lui-même – qui tentent de poindre aux coins des rues renvoient à des espaces négligés et sales.

Voici comment DALL-E « représente un jardin à la française » : c’est Versailles !

Rappelons-nous les célèbres vers de « L’invitation au voyage » (1857) de Baudelaire, « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté« . Ils illustrent un espace idéalisé où le beau est directement associé à l’ordre, puis au luxe. Ils reflètent un imaginaire où la nature est mise en scène pour satisfaire une sensibilité esthétique qui repose sur le contrôle et l’ordonnancement.

En outre, comme l’avance Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979), le goût est un marqueur social et culturel. Ainsi, la nature domestiquée est synonyme de raffinement et de civilisation.

« Pour distinguer si une chose est belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir. (…) Le jugement de goût (…) est donc esthétique ». Ainsi commence la Critique du jugement dans laquelle Kant se livre à une « critique du goût » pour arriver à une définition du beau comme une « finalité sans fin ».
D’après lui, quand nous disons c’est beau, nous ne voulons pas dire simplement c’est agréable, nous prétendons à une certaine objectivité, à une certaine nécessité, à une universalité. 
En faisant de La Distinction une critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu bouleverse d’emblée des catégories sur le Beau, l’art et la culture, qui n’avaient jamais été remises en question. Non seulement le beau n’est pas un concept a priori, mais, au contraire, « les gens ont le goût de leur diplôme » et, les catégories de la distinction dépendent de la position que l’on a dans le tableau des classes sociales. Ainsi, selon que l’on a fait des études supérieures ou que l’on a passé le B.E.P.C., que l’on est issu de la bourgeoisie ou d’une classe populaire on aime le Clavecin bien tempéré, la Rhapsodie in blue ou le Beau Danube bleu.
Mais, dit Bourdieu, à l’intérieur de la classe dominante, le capital économique ne correspond pas toujours au capital culturel et un tableau montre comment, dans la classe dominante, selon que l’on a un niveau inférieur au baccalauréat ou que l’on a passé une agrégation, on achète plus facilement ses meubles chez un antiquaire qu’aux Puces ou dans un magasin spécialisé.
En s’interrogeant donc sur les causes des préférences esthétiques, Pierre Bourdieu étudie ce qui les détermine, c’est-à-dire d’une part « le capital culturel » autrement dit le niveau d’instruction, et, d’autre part, « le capital économique« , soit la situation sociale. Et, en analysant ensuite les transformations du rapport entre les différentes classes sociales et le système d’enseignement, il distingue, à l’intérieur de chaque classe, des principes généraux de conduite que l’on retrouve dans chaque domaine et qui permettent d’établir un « système » des styles de vie.
Ainsi, de la même façon que l’on aime tel peintre, on a telle attitude politique et, selon que l’on a fait telles études, on pratique tel sport, on consomme tels aliments et l’on s’habille de telle façon.
En fait, quand on parle de culture, on parle, sans le savoir, de classe sociale, et la politique ne fait pas exception aux lois de la culture et du goût.
Au terme de cet ouvrage, on constate que la critique de la culture, et les usages que l’on en fait comme moyen de domination, font de La Distinction un document d’un intérêt tout à fait nouveau : non seulement pour la sociologie – au niveau de la précision de l’enquête (chaque questionnaire comporte une question par domaine : musique, peinture, vêtements, etc.), mais, également, au niveau politique, où l’on s’aperçoit, au travers des schémas et de l’unification toutes les questions, qu’il s’agit, pour la première fois, de donner plusieurs chances de comprendre la même chose : la cohérence de la conduite de chaque classe et l’usage qu’en font, consciemment ou pas, les partis politiques.

Source : Éditions de Minuit.

Cette vision d’une nature qui doit se ranger aux caprices des humains s’est largement diffusée à travers l’art, la littérature et l’urbanisme, structurant nos imaginaires collectifs. Les jardins à la française, ordonnés et symétriques, sont le produit d’une vision anthropocentriquel’homme maîtrise la nature. À l’inverse, les paysages sauvages évoquant le désordre, le danger, l’abandon ou la pauvreté. Ils rappellent l’absence de contrôle, pouvant parfois susciter jusqu’au rejet. Ces associations – qui lorsqu’on les verbalise peuvent sembler ridicules et peu fondées sur la raison – ont forgé des représentations esthétiques encore bien vivaces aujourd’hui.

Face à l’inéluctabilité d’un climat qui change et d’éléments qui souvent déploient leur puissance – ce n’est sans doute pas pour rien que l’on parle de « force de la nature » pour décrire un humain résistant -, les villes devront accueillir davantage de végétation adaptée à ces conditions extrêmes : plantes résistantes à la sécheresse, arbres qui produisent de l’ombre et autres aménagements, parfois jugés inesthétiques par rapport à un gazon uniformément vert et tondu. Ils ont pourtant un rôle à jouer dans la régulation climatique, la rétention d’eau et la préservation de la biodiversité.

Dans Le Jardin en Mouvement (1991), l’écologue Gilles Clément invite d’ailleurs à considérer la nature comme un acteur dynamique et non comme un décor figé. Ainsi, la beauté résiderait dans le vivant en évolution, plutôt que dans une forme définie par l’homme. Ça alors.

Voici comment DALL-E « représente la permaculture en ville » : avec une main humaine plus grande qu’un immeuble qui ordonne un petit carré bien rangé de légumes et de fleurs.

L’intervention humaine sur la nature – qui semble également normalisée dans les représentations que génèrent les IA – mérite désormais d’être questionnée. Ce que l’on a coutume de nommer « entretien des espaces verts » est-il un soin porté sur un écosystème fragile ou un acte de domination de l’humain sur son environnement ? Ce besoin de domestiquer la nature a-t-il encore sa place, aujourd’hui ?

En effet, si depuis des siècles la nature est perçue comme un espace à conquérir et à ordonner, cette logique interventionniste reflète une croyance selon laquelle l’homme serait extérieur à la nature et supérieur à elle.

Cette distinction entre nature et culture est une construction purement intellectuelle héritée de la modernité. Dans Par-delà Nature et Culture (2005), Philippe Descola remet en question cette opposition en montrant que de nombreuses sociétés traditionnelles perçoivent la nature comme un partenaire avec lequel il est possible d’interagir et non comme un objet à domestiquer. Cette vision relationnelle, qui associe l’humain et le non-humain dans un même continuum, contraste fortement avec la perspective occidentale de séparation stricte dans le vivant.

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Seul l’Occident moderne s’est attaché à classer les êtres selon qu’ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions. L’anthropologie n’a pas encore pris la mesure de ce constat : dans la définition même de son objet – la diversité culturelle sur fond d’universalité naturelle –, elle perpétue une opposition dont les peuples qu’elle étudie ont fait l’économie. 
Peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature ? Philippe Descola propose ici une approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre l’homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons d’identifier les « existants » et de les regrouper à partir de traits communs qui se répondent d’un continent à l’autre : le totémisme, qui souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains , l’analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondances ; l’animisme, qui prête aux non-humains l’intériorité des humains, mais les en différencie par le corps ; le naturalisme qui nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l’aptitude culturelle. 
La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d’autres. Car chaque mode d’identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières. 
C’est à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d’y inclure bien plus que l’homme, tous ces « corps associés » trop longtemps relégués dans une fonction d’entourage.

Source : Éditions Gallimard.

Dans les villes contemporaines, cette frontière devrait tendre à s’effacer progressivement. Les projets d’agriculture urbaine, de jardins partagés et de toitures végétalisées redéfinissent ces relations entre nature et culture, démontrant qu’il est possible de cohabiter avec le vivant sans forcément le contrôler car, jusque-là, en considérant la nature comme un objet malléable, nous avons souvent ignoré les équilibres écologiques complexes qui assurent sa résilience. Aujourd’hui, cette posture est remise en cause par des approches écologiques qui valorisent la cohabitation et l’adaptation plutôt que la domination.

Par ailleurs, la nature étant un système de signes, repenser ses représentations – le beau, l’entretenu, le laid, le négligé, le sale – devra s’accompagner de nouveaux récits collectifs. Roland Barthes, dans Mythologies (1957), a souligné comment les significations attribuées aux objets sont construites socialement. Aussi, il y a fort à penser que la permaculture deviendra progressivement un symbole positif, évoquant la résilience écologique et la durabilité. Peut-être commençons-nous à apprécier de manger des clémentines qui n’ont pas préalablement été colorées en orange fluo pour nous apparaître plus désirables, des pommes de terre pleine de terre, des légumes et des fruits de différents calibres, etc. Peut-être.

Au travers de la DS, du bifteck-frites, du strip-tease ou du plastique, les Mythologies ne sont pas seulement un formidable portrait d’une France entrant, avec les années 50, dans la culture de masse moderne, elles sont aussi l’invention d’une nouvelle critique de l’idéologie : d’une part celle-ci ne loge pas dans les grandes abstractions mais dans les objets les plus quotidiens, d’autre part elle n’appartient pas au monde des idées, elle est d’abord langage, ou plus précisément un certain système de langage que seule une sémiologie – une science des signes – est en mesure de décrypter.

Roland Barthes (1915-1980). Sémiologue, essayiste, il a élaboré une pensée critique singulière, en constant dialogue avec la pluralité des discours théoriques et des mouvements intellectuels de son époque, tout en dénonçant le pouvoir de tout langage institué. Il est notamment l’auteur du Degré zéro de l’écriture (1953) et de Fragments d’un discours amoureux (1977).

Source : Éditions Points.

Enfin, notons que la littérature et les arts révèlent souvent la richesse et la diversité de nos représentations : du sublime romantique à la contemplation métaphysique, la nature a pu être tour à tour miroir des émotions humaines, sanctuaire ou symbole de puissance et de dévastation. L’heure est sans doute venue, à présent, de dépasser la simple contemplation esthétique qui réifie la nature et de la repenser dans notre relation au vivant.

Ci-dessous et pour conclure, une intervention récente sur ce passionnant sujet des écritures du vivant.